La langue à coulisse du caméléon
Le caméléon livre les secrets de son extraordinaire langue protractile. Petite leçon d'ingénierie mécanique.
e caméléon a la langue bien pendue ! L'animal a même une si grande maîtrise de cet organe qu'il est capable de le projeter, en un dixième de seconde, jusqu'à une distance égale à 1,5 fois la taille de son corps. Cette performance impressionnante a conduit les biologistes a élaboré toute une série d'hypothèses dont la dernière en date semble particulièrement convaincante. Dans les Comptes-rendus de la Société royale de Londres, deux chercheurs néerlandais montrent en effet que la propulsion de la langue du caméléon ne peut être produite à de telles vitesses par aucun muscle connu. Le lézard utiliserait en fait un ingénieux système de catapulte lui permettant de stocker de l'énergie puis de la restituer d'un coup.
Qu'ils cherchent à échapper à leurs prédateurs ou au contraire à capturer des proies, les animaux sauvages n'ont qu'un atout : la rapidité. Il existe cependant des limites physiques à ce qu'un muscle peut accomplir et c'est pourquoi la nature a vu naître de nombreuses stratégies visant à repousser ces limites. Le kangourou, par exemple, se sert de ses jambes hypertrophiées comme d'un levier et, ce faisant, est capable d'atteindre une accélération de près de 19 g. Le champion du genre est un petit insecte nommé Philaenus spumarius dont le record d'accélération s'élève à 408 g ! Pour ce qui est de la langue du caméléon, le chiffre est de 51 g (500 m.s-2), ce qui n'est déjà pas si mal. Mais, pour obtenir une telle accélération, un muscle seul devrait générer un pic de puissance de 3000 W.kg-1, soit 5 à 10 fois plus que la capacité réelle du saurien. Et c'est donc une autre technique balistique qu'a choisie notre ami : le "glisser-relâcher". Explications.
En disséquant avec soin la langue de plusieurs caméléons, Jurrian de Groot et Johan van Leeuwen, respectivement des universités de Leiden et de Wageningen (Pays-Bas), ont découvert une structure morphologique particulièrement astucieuse. L'élément clé de cette structure est une gaine multicouches de tissu collagène qui enveloppe le cylindre cartilagineux formant le squelette de la langue. Ce manchon est lui-même entouré d'un muscle dit accélérateur auquel il est attaché (voir figure-A). Lorsque le muscle entre en action, il se contracte radialement (c'est-à-dire selon son rayon). Et comme il n'est pas compressible, il s'étire d'autant le long du squelette de cartilage, entraînant avec lui les fibres de collagène qui se chargent d'énergie (voir figure-B). La projection de la langue commence lorsque le muscle accélérateur et la gaine dépassent le bout du squelette rigide. En effet, la contraction radiale n'est plus contrainte par la présence du cartilage ; l'ensemble "s'affaisse", libérant l'énergie emmagasinée (voir figure-C). Ce système de "ressort à coulisse" présente plusieurs avantages. Tout d'abord, ses deux éléments principaux (le muscle accélérateur et le manchon de collagène) sont positionnés de manière concentrique, ce qui aboutit à une unité compacte avec peu de déperdition d'efficacité. Ensuite, l'énergie est relâchée graduellement, au fur et à mesure que les différentes portions du tube de collagène atteignent le bout du squelette de la langue. Or une accélération trop soudaine ne favorise pas vraiment la précision du tir ! Enfin, la technique permet au caméléon de "personnaliser" la projection de sa langue en modifiant le recrutement du muscle (à l'échelle de la vie de l'animal) ou la forme et la taille de ce muscle (à l'échelle de l'évolution). Bref, de quoi en imposer aux plus experts des ingénieurs en mécanique.